«L’Ecole de la construction est garante de la culture professionnelle»

Le 1er août 1999, Jean-François Savary prenait la direction de l’Ecole de la construction. Après un quart de siècle à la tête de cette institution unique en son genre, ce « chef d’orchestre », comme il aime à se définir, a quitté ses fonctions à la fin de l’année 2024, en veillant à une transition en douceur avec son successeur. Nous rencontrons cet amoureux de philosophie, pour qui le chemin est plus précieux que la destination.

Dans quel état d’esprit êtes-vous à quelques semaines de votre retraite, et quels sont vos projets ?

Je me sens serein et me réjouis de prendre du temps pour moi, notamment pour me consacrer davantage à l’apiculture, une passion héritée de mon père. J’ai quatre ruches et je prévois d’en fabriquer d’autres, à mon rythme et en trois dimensions. Ça sera du vrai, du solide, qui pèse et qui rouille ! Je suis aussi passionné de lecture, en particulier les sujets qui touchent à la philosophie, aux religions et aux sciences, et je me réjouis d’en découvrir plus sur l’art et la culture. La quête de réponses humaines me fascine, même si je pense que nous ne sommes pas câblés pour les trouver. Y a-t-il même une réponse ? Peu importe. Pour moi, l’intérêt réside dans l’assemblage des pièces du puzzle, plutôt que dans le besoin d’obtenir une image finale.

Vous pensez donc que la curiosité est plus importante que la connaissance ?

Oui, je pense que la curiosité est un état d’esprit et que si vous la possédez, elle se manifeste partout, notamment dans la relation aux autres. À l’École de la construction, il y a une transmission précieuse des compétences, des gestes techniques et de la culture de chaque métier entre les générations. La relation humaine à l’autre fait la beauté de l’enseignement, et ce qui fait la richesse de l’École, ce sont les gens : les enseignants, les élèves et les personnes des services administratif et technique.

En tant que directeur, quelles valeurs vous semblent importantes pour harmoniser la pluralité de visions et de sensibilités des différentes métiers présents à Tolochenaz ?

Il me semble essentiel de poser des buts communs pour avancer ensemble, en adaptant les solutions et les discours selon les métiers. On ne s’adresse pas à un maçon de la même manière qu’à un carreleur. La communication et la compréhension des cultures professionnelles sont importantes. L’Ecole de la construction est garante de la culture professionnelle, veillant à ce que chaque corps de métier puisse préserver et transmettre ses valeurs spécifiques. J’ai cherché à diriger sans imposer, en laissant un maximum d’autonomie aux collaboratrices et collaborateurs, qui possèdent souvent les réponses aux questions. Quant aux enseignants, ils sont tous issus du domaine de la construction et apportent eux-mêmes les valeurs de leur profession. Je suis admiratif de les voir transmettre avec passion leurs connaissances et leurs compétences à leurs futurs cadres, voire à leurs potentiels concurrents ou repreneurs de leur entreprise. Les formateurs des cours interentreprises, en plus de leur parfaite connaissance du métier, ont cette fibre relationnelle indispensable pour accompagner les jeunes dans ce monde professionnel aux codes si différents de ceux de l’école qu’ils viennent de quitter.

Selon vous, quels sont les défis actuels à relever pour la formation initiale dans les métiers de la construction ?

Les métiers de la construction souffrent d’une mauvaise image et d’un manque d’intérêt de la part des jeunes. C’est comme un restaurant ignoré dans une rue touristique : les gens passent devant sans même jeter un œil au menu. Pourtant, ceux qui entrent découvrent une variété de métiers intéressants, bien rémunérés et qui offrent de belles possibilités de carrière. Un autre défi est l’accueil des apprentis en première année. Les entreprises manquent souvent de temps et de personnel pour bien les encadrer. Autrefois, les seniors jouaient souvent ce rôle clé, mais aujourd’hui, avec la rente transitoire, ils partent plus tôt à la retraite, ce qui aggrave le problème. A mon sens, il serait pertinent de renforcer la formation pratique aux cours interentreprises et la formation théorique au cours professionnels au début de la formation et, en contrepartie, laisser plus de temps à l’apprenti dans son entreprise en fin de formation. Mais tout reste à faire dans ce domaine.

Revenons en 1999, lorsque vous avez repris la direction de l’Ecole de la construction. Comment était la situation à vos débuts ?

En 1999, le Canton de Vaud traversait des années noires. Les entreprises fermaient les unes après les autres et le nombre de travailleurs de la construction avait chuté de 30’000 à 15’000 personnes. Vous imaginez ? Quand on sait que la FVE fonctionne sur les masses salariales… Les premières années, on comptait les clous ! À partir de 2003-2004, l’économie s’est redressée, le nombre d’apprentis a augmenté et les entreprises ont recommencé à embaucher. Cependant, ces dernières années, le nombre d’apprentis a de nouveau diminué, atteignant des niveaux proches de ceux de 1999. Pourtant, le contexte n’a rien à voir : les entreprises engagent et la démographie cantonale augmente, ce qui devrait se répercuter sur le nombre de jeunes disponibles sur le marché de l’apprentissage. Or, ce n’est pas le cas, bien au contraire. Nous avons de moins en moins de monde. Il est essentiel de remobiliser les familles et les jeunes, et de promouvoir nos métiers sans relâche.

Quels sont vos souvenirs marquants à l’Ecole de la construction, les défis relevés ?

Il faut d’abord relever que l’EDC est reconnue internationalement pour son système de formation duale et sa gestion patronale, et qui a accueilli une trentaine de délégations du monde entier. C’est un modèle unique : au travers des commissions de formations techniques (CFT), les entreprises pilotent le contenu et le niveau de formation, ce qui permet d’évoluer en fonction de leurs attentes. Le Conseil de fondation de l’école, constitué de professionnels reconnus, est aussi un atout majeur lorsqu’il s’agit de valider des projets.

Parmi les défis relevés, nous avons évolué technologiquement, agrandi le site principal avec six nouveaux ateliers et construit deux nouveaux bâtiments pour accueillir des partenaires comme la FVMFAC et l’AVCV (2003), EIT.vaud (2014) et TBS (2024). Le déménagement de la halle des maçons de Tolochenaz au Centre de formation des métiers de la construction à Echallens en est un autre exemple. Pédagogiquement, l’introduction du modèle « Triplex » au début des années 2000 a marqué une évolution vers les compétences opérationnelles (définition précise des contenus de l’enseignement, ndlr) avec l’introduction de la taxonomie des objectifs de formation. Avant, il n’y avait quasiment rien. Pour vous donner une image, nous sommes passés d’une mappemonde à une carte au 5000ème. En 2020, l’approche « par compétences » a ensuite été adoptée, immergeant les élèves dans des situations réelles.

Sur le plan humain, le tragique accident d’hélicoptère en 2004 nous a enlevé des personnalités exceptionnelles qui resteront toujours dans nos souvenirs et dans nos cœurs. Et comment oublier l’année Covid-19, qui a posé de sérieux défis, avec des cours en visioconférence et une application différenciée des Ordonnances Covid-19 pour les apprentis, les étudiants des formations supérieures et les collaborateurs du site de Tolochenaz. Malgré ce bouleversement, nous avons maintenu un taux de réussite similaire aux années précédentes. En 2021, les examens finaux traditionnels ont été remplacés par des évaluations faites par les entreprises formatrices, avec des protocoles nationaux adaptés par l’EDC. Une vraie révolution induite par la pandémie !

Quel regard portez-vous sur l’évolution des jeunes ces 25 dernières années ?

Les jeunes d’aujourd’hui recherchent un meilleur équilibre entre travail et temps libre. Mais ce qui m’inquiète, c’est leur perception du monde en deux dimensions : longueur et largeur, comme leurs écrans. Ils ont perdu en sens pratique, et il faut reconnaître qu’on a contribué à réduire leur autonomie. Je me souviens des « vacances des patates », où les jeunes bossaient au champ, ou de mon voisin qui ramassait les bouses que les vaches laissaient lorsqu’elles traversaient le village pour les utiliser comme engrais dans son jardin, ou encore des croissants qu’on prenait à la boulangerie, juste à côté de l’école. Maintenant, c’est fini : les commerces et les entreprises sont regroupés dans des zones industrielles où personne ne veut aller, les paysans ont leurs exploitations à l’extérieur des villages et on ne voit plus d’enfants aux champs durant les vacances. Les jeunes sont peu en contact avec les aspects pratiques. En cloisonnant zones résidentielles, artisanales et industrielles, on leur a enlevé la possibilité d’expérimenter les choses.

Et est-ce qu’ils ont quelque chose de plus qu’avant ?

Oui, aujourd’hui, ils ont plus de choix à la fin de la scolarité obligatoire qu’hier ! Pourtant, j’ai la sensation qu’ils ont peur de s’engager, de prendre le risque de faire un choix. A leur âge, ils ont la vie devant eux et tant à découvrir, c’est tout simplement enthousiasmant ! A nous de les aider à prendre conscience que l’avenir leur appartient.

Pouvez-vous choisir un objet dans votre bureau et nous en dire quelques mots ?

(il décroche un cadre du mur contenant cette photo, ndlr)

C’est un daguerréotype, l’un des premiers procédés photographiques. Il montre les ouvriers de l’usine des chaux et ciments à Baulmes, le village où je suis né. La photo date de 1908 et mon grand-père, maçon, y a travaillé. Regardez-les, ils ne rigolaient pas à l’époque ! Les gamins travaillaient, une coupure et vous risquiez la septicémie, et si vous étiez malade ou sans emploi, il n’y avait pas d’argent. Mon grand-père travaillait onze heures par jour, six jours par semaine, et il a fait partie de la première génération à bénéficier de l’AVS. Alors quand je traverse une journée difficile, je jette un œil à cette photo et je relativise.

Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?

La même chose que ce qui s’est passé pour moi jusqu’à présent : beaucoup de chance et de bonheur !

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